IV. LA CLASSE SACERDOTALE : DRUIDES, POÈTES, BARDES ET DEVINS.

La religion celtique a ceci de particulier qu’elle ne possède pas seulement des prêtres comme les religions grecque, romaine et germanique, mais une classe sacerdotale hiérarchisée et organisée, profondément structurée, comparable en de nombreux points à celle des brahmanes de l’Inde.

Nous voulons parler des druides qui sont, à vrai dire, tout autre chose qu’un simple clergé. Nous emploierons cependant de temps à autre ce mot à dessein, pour que l’on comprenne clairement que l’essentiel de leurs fonctions était d’ordre religieux. Il n’est spécifié en effet nulle part dans les textes antiques que les druides étaient des prêtres. Mais ils s’occupent des sacrifices et, de ce seul fait, leur qualité sacerdotale est hors de doute. C’est une erreur de ne voir en eux que des « philosophes » et, dans le « druidisme » sans plus un corps de doctrines métaphysiques. Et c’est une perte de temps remarquable que de rechercher une iconographie druidique inexistante.

Tout cela a besoin d’être précisé jusque dans le moindre détail. Car, comme le brahmane de l’Inde, le druide est en fait beaucoup plus qu’un « prêtre » au sens moderne du mot parce que le monde médiéval et moderne a peu à peu restreint le domaine du sacré aux activités liturgiques, rituelles et théologiques. Mais dans une société qui ignore toute distinction du « sacré » et du « profane » par inexistence du « profane », le druide est, de loin, avant tout roi ou tout guerrier, si haut placé soit-il, le premier en importance et en dignité. Le symbolisme des couleurs rend assez bien compte de la prééminence sociale des druides :

 

– le blanc est la couleur sacerdotale universelle des Indo-Européens : dans toutes les langues celtiques *vindo-s, irlandais find, gallois gwyn, breton gwenn, signifie à la fois « blanc, beau, sacré ». Et il n’est aucun druide, pas plus ceux de Pline que les druides irlandais, qui ne soit vêtu de blanc. Le rouge est la couleur guerrière et aussi celle du savoir (le Dagda est dit Ruadh Rofliessa « le Rouge de la Science Parfaite »). Les autres couleurs fondamentales, bleu, vert et jaune sont celles de la classe productrice et elles apparaissent rarement, en tant que couleurs fonctionnelles, dans les récits celtiques. C’est une erreur du néo-druidisme que d’attribuer le bleu aux bardes et le vert aux vates. Premièrement bleu et vert sont une seule et même couleur et secondement cette couleur n’est pas sacerdotale car la seule couleur sacerdotale est le blanc. Dans toutes les langues celtiques encore parlées, irlandais, gallois et breton, glas signifie à la fois « bleu », « vert » et « gris ».

 

L’existence des druides a un sens et une réalité dans le cadre d’une société celtique vivante et organisée où tout est basé sur le sacré. Le nom de « philosophe » ne s’applique valablement qu’à la sagesse grecque, indépendamment de toute notion religieuse et parler de « philosophie » à propos des Indiens et des Celtes est, très rigoureusement et très exactement un non-sens. Une autre preuve de leur qualité sacerdotale, indirecte mais efficace, est l’emploi par César du mot gaulois druides parce que le mot latin sacerdos (employé à deux ou trois reprises) avait un sens plus étroit et insuffisant (pour désigner la classe guerrière le latin équites était satisfaisant). Rappelons aussi que le druide de l’antiquité n’existe que dans le cadre d’une société celtique indépendante, non convertie à une autre religion, et s’exprimant en langue celtique en tant que langue sacrée. Cela suffit à rendre nulle ou parodique toute résurgence de « druidisme » qui prétendrait remonter à l’antiquité celtique. Les brahmanes savent mieux que nous que le sanskrit des cérémonies ou des rites, des spéculations ou des hymnes, n’est pas fait pour être traduit dans une autre langue.

1. L’ADMINISTRATION DU SACRÉ.

Le caractère universel du sacerdoce druidique ressort à la fois de son extension géographique (celle des Celtes) et du centre dont il se réclame. Il y a eu en Gaule et en Grande-Bretagne jusqu’à la conquête romaine, en Irlande jusqu’à la christianisation, des hiérarchies sacerdotales complètes. Aucun témoignage ne fait état de leur existence chez les Gaulois cisalpins (sauf un bref passage de Tite-Live, qui emploie le mot antistites à propos de la mort du consul Postumius en 216 avant notre ère), en Galatie et dans la vallée du Danube, mais on n’a pas le droit pour autant de prétendre qu’ils n’auraient exercé là aucun ministère. Une trace tangible de leur présence existe dans le nom des vates ou « devins » dans le vocabulaire religieux du latin, lequel n’a pu venir que du gaulois des Cisalpins. Or, les vates celtiques font partie de la classe des druides.

Ces derniers ne forment cependant pas une théocratie ou une hiérocratie : ils ont le droit, n’étant soumis à aucune contrainte, de se mêler des affaires politiques ou militaires mais ils ont en général (le comportement des druides irlandais le prouve en abondance) assez à faire dans le domaine spirituel. Et la structure sacerdotale celtique est assez ancienne, avec ses druides qui ont droit au sacerdoce et à la guerre (mais le guerrier n’a pas droit au sacerdoce) pour qu’on y voie le souvenir idéal (et non pas seulement historique) d’un état d’indistinction primordiale, celui d’un état « édénique » où la société, composée d’hommes intelligents et sages, n’avait besoin, ni de classes spécialisées dans une fonction déterminée ni de gouvernement supposant des contraintes légales.

Sans remonter si loin dans le temps mythique, leur origine a été l’objet de controverses érudites. César dit que leur doctrine (disciplina) a été élaborée en Bretagne et que ceux qui veulent mieux s’en pénétrer y vont perfectionner leurs connaissances. On s’est demandé pourquoi les druides gaulois allaient en Bretagne alors que les Bretons étaient moins évolués que les Gaulois. De là à accuser César d’inexactitude, il n’y avait qu’un pas.

Mais les druides irlandais font le même voyage et la raison est indépendante du degré de développement matériel, technique ou social (il n’est d’ailleurs pas certain que les Bretons du Ier siècle avant notre ère aient été si arriérés ou si sauvages !) : la Grande-Bretagne est, réellement et symboliquement, une île et toute île est, par définition traditionnelle, un centre sacré. Cela ne signifie nullement que le « druidisme » (le mot est ici une désignation contemporaine incorrecte de la classe sacerdotale celtique), institution pan-celtique nécessaire, soit né en Grande-Bretagne pour devenir ensuite un objet d’exportation comme une simple doctrine politique ou religieuse de notre époque. Il est tout simplement inconcevable qu’un groupe celtique cohérent ait existé sans druides et il est tout aussi inconcevable, à la fois qu’il ait existé des prêtres celtiques qui ne fussent pas des druides ainsi que des druides qui ne fussent pas étroitement intégrés dans toute la société celtique.

Pour la même raison il est absurde de penser ou de supposer que les druides ont eu une origine préceltique. Rien ne prouve ou ne permet d’inférer que les Celtes les auraient trouvés déjà installés à leur arrivée en Europe occidentale. Ils n’ont pas davantage été des constructeurs de mégalithes : c’est à peine s’ils les ont remployés, généralement dans les légendes. Il n’empêche que la structure interne de la classe sacerdotale a été mal comprise de savants comme d’Arbois de Jubainville, Thurneysen ou, plus près de nous, Vendryes, tous induits en erreur par les classifications compliquées mises au point par les Irlandais.

Il faudra aussi étudier dans le détail les quelques textes, relativement tardifs, qui envisagent les affinités des druides avec le monothéisme d’une part et les doctrines pythagoriciennes d’autre part. La tendance celtique au monothéisme est expressément mentionnée par saint Augustin, De Civitate Dei, VIII, 9 (Zwicker, Fontes Religionis Celticae II, p. 124). Quant aux relations des druides et des pythagoriciens, elles sont examinées, tantôt du point de vue d’une influence druidique sur les pythagoriciens (Alexandre Polyhistor, De Pythagoricis symbolis, chez Clément d’Alexandrie, Stromata I, 15,70,1 ; Zwicker, op. cit., p. 21,4-7), tantôt en conséquence d’un enseignement pythagoricien assimilé par les druides (Hippolytus Romanus, Refutatio omnium heresium I, 2,17 ; Zwicker, op. cit., p. 88, 21-25, 89, 2-10)

La comparaison des textes montre à suffisance que la hiérarchie, fondée sur le savoir et non sur une quelconque autorité administrative, comportait de nombreux grades et des spécialisations qui excluaient toute ambiguïté :

La première catégorie est celle des druides théologiens. Selon César ils se livrent à d’immenses spéculations qu’ils transmettent à la jeunesse. Ils ont la charge, non seulement des choses de la religion, mais aussi de la justice et de l’enseignement, sans compter la surveillance du pouvoir politique. Mais ici une précision est nécessaire : César propose de la classe sacerdotale une définition globale qui l’oppose au reste de la société et non une définition des diverses catégories ou spécialisations sacerdotales. « Druide » est un terme général et il n’y a pas de nom spécifique du druide sacrificateur (vainement cherché ou espéré pendant longtemps) parce que tous les druides, quelle que soit leur spécialisation, ont le droit, au moins théorique, de pratiquer le sacrifice.

Une deuxième catégorie sacerdotale s’occupe de poésie et de « littérature », s’il est permis d’user de ce mots pour des récits ou des poèmes uniquement récités ou chantés. César n’en parle pas pour la raison que nous venons d’indiquer ci-dessus mais les Grecs, Strabon et Diodore de Sicile, l’évoquent assez longuement. C’est en Gaule la catégorie des bardes et, en Irlande, celle des filid ou « poètes ». Elle a dans ses attributions une bonne part des fonctions énumérées par César :

 

histoire et généalogie (qui constituent, au fond, une seule et même discipline consistant à dresser, en remontant le plus haut possible, la généalogie du roi en cours de règne),

 littérature (récitation des légendes et des poèmes mythologiques et épiques),

prédiction et satire (qui sont, pour le roi et pour le druide, des moyens de gouvernement ou de pression sur le gouvernement royal),

justice (rendue, publiée par le roi mais dite par le druide qui, seul, est ordinairement juriste : le roi-juge est exceptionnel),

enseignement (organisé en profondeur, à la mode des gurus de l’Inde, mais dont les premiers degrés pouvaient être suivis certainement par n’importe qui),

diplomatie (ambassades et négociations diverses, conclusion de traités d’amitié ou d’alliance),

musique (harpe, instrument à cordes, à l’exclusion des instruments à vent ou à percussion),

médecine (sous ses trois aspects : incantatoire, sanglante et végétale),

distribution de la boisson (échanson : il répartit les parts attribuées aux convives mais c’est la reine qui verse la boisson dans les coupes),

information (le druide portier renseigne sur les nouveaux arrivants ou les visiteurs),

architecture (construction de maisons ou de forteresses).

 

La prédominance des filid dans les récits transmis par écrit après la christianisation a fait croire jadis à d’Arbois de Jubainville qu’ils constituaient une « corporation » parallèle, rivale et concurrente de celle des druides. En fait une telle opposition n’a jamais existé. Les filid ont constitué la catégorie sacerdotale dont les activités n’étaient pas incompatibles avec la doctrine chrétienne aussi longtemps qu’ils ne pratiquaient pas le sacrifice et c’est eux qui, dans les premiers temps du christianisme irlandais, ont assuré la transmission – et en même temps la fixation formelle – du fonds légendaire. Il est beaucoup de récits dans lesquels les termes de filid et de druides sont équivalents ou interchangeables. Par définition le file (et toutes ses spécialisations) est un « voyant » et il a part entière au sacerdoce.

Une troisième catégorie sacerdotale est celle des devins (irlandais fáith, gaulois vatis, pluriel vates). Elle a dans ses attributions toutes les applications « pratiques » de la religion, en particuliers deux domaines majeurs :

divination (art augural),

médecine (magique, sanglante et végétale).

Nous savons d’ailleurs avec assez de précision, par quelques traités, quelles étaient les capacités exigées du file : douze ans d’études, l’apprentissage de la grammaire et d’une langue technique compliquée, spéciale à l’exercice du sacerdoce, l’assimilation et la pratique de plusieurs dizaines de mètres poétiques, la récitation (sans nulle approximation) de plusieurs centaines de récits. Tout cela rappelle les vingt ans d’études mentionnés par César. Et les distinctions hiérarchiques sont nettes, du fochlocon ou apprenti qui sait réciter sept histoires et se contente des bas morceaux dans les festins au docteur ou ollam (superlatif de oll « puissant ») qui sait trois cent cinquante grandes histoires et cent cinquante petites et a droit à une escorte de vingt-quatre personnes.

2. LA DÉVIATION IRLANDAISE.

Les traités de métrique irlandais gardent toutefois le souvenir d’un temps où les bardes de la grande île, répartis comme les filid entre les degrés d’une hiérarchie nuancée, suivaient eux aussi des études longues et difficiles et composaient des poèmes suivant des règles métriques qui leur étaient réservées. Cette trace permet de reconstituer, par comparaison avec l’état des pays brittonique et gaulois, l’état de chose primitif : l’écriture étant réservée à la magie, le barde composait des chants ou des poèmes mais il n’écrivait pas (le thème bardo- signifie étymologiquement « offrir (des chants) de louange »). C’était le file irlandais qui écrivait, en ogam, et son nom (« voyant ») le range dans la catégorie des devins magiciens.

Mais la magie a pris une grande importance – peut-être plus posthume que réelle sous l’influence du christianisme – sur le déclin de la tradition celtique et, dans les cours d’Irlande, avant même le début de la transmission manuscrite, le file évince le barde (qui a subsisté seul au pays de Galles comme poète de cour), abandonnant au devin proprement dit la partie pratique et matérielle, bien diminuée par la christianisation, des tâches sacerdotales, divination et médecine, et gardant pour lui le bénéfice de la redoutable satire.

On ne peut comprendre autrement que Diodore de Sicile qualifie de « bardes » les sages qui empêchent en Gaule les armées prêtes au combat de se livrer bataille, alors que la même fonction échoit en Irlande au druide. Quant à la déviation vers l’emploi de l’écriture, elle était déjà en germe dans l’éviction des bardes de la classe sacerdotale.

« Druide » étant, nous le répétons, une dénomination générale à laquelle ont droit tous les membres de la classe sacerdotale, les catégories internes de spécialisation que nous venons de définir se résument ainsi :

 

le théologien, dont le rôle religieux spéculatif comportait la méditation, l’explication et le commentaire des doctrines sacrées ;

le barde ou « poète », remplacé en Irlande par la variété de devin qu’est le file ;

le devin (vatis en Gaule, fáith en Irlande), qui s’occupe de toute la partie pratique, divinatoire, magique du savoir sacerdotal ;

 

Le sacrifice, dont le nom a passé, en Irlande et dans tout le monde celtique insulaire, à l’Eucharistie (irlandais iobart < idpart < *ate-berta-    « oblation »), est le privilège commun de tous les druides.

Les partages de compétences suivent donc des lignes nettes et les frontières qui séparent les domaines des spécialisations sont bien tranchées. Les hiérarchies aussi étaient nettes et il n’y avait sans nul doute aucune commune mesure, nous l’avons déjà dit mais il n’est pas inopportun de le répéter, entre la dignité d’un « docteur » et les incertitudes de l’apprenti des plus bas échelons de la classe sacerdotale. Mais tous étaient solidaires et « druides » par rapport aux équités et aux artisans que César a, en Gaule, confondus avec la plèbe. C’est dans ce sens qu’il convient d’interpréter la phrase de César disant que seules deux classes d’hommes comptent et sont honorées en Gaule, les druides et les chevaliers.

Une remarque additionnelle doit concerner maintenant les gutuatri (singulier gutuater), attestés par une mention de Hirtius (qui en fait un nom propre dans le Livre VIII du De Bello Gallico) et, fait exceptionnel, par quatre inscriptions gallo-romaines. On a de bonnes raisons de penser qu’il s’agit du druide « invocateur » (gutu- est le nom de la « voix » ; cf. l’irlandais guth « voix ») et non pas un équivalent de Yadhvaryu ou sacrificateur védique. La racine indo-européenne *gheu- n’a rien à faire ici. Et si le gutuater se dit, à l’époque des inscriptions tardives, prêtre de Mars, c’est très certainement en vertu du principe que la parole est inférieure en dignité à la pensée. Rappelons encore qu’Ogmios lie à la fois par l’écriture et par l’éloquence.